Education sans émotion n’est que ruine…

Le 10 novembre 2010

Mettre l'accent sur la matière à enseigner, comme le fait notre éducation nationale, et négliger l'aspect émotionnel de la relation professeur-élève nuit à l'apprentissage nous explique Emmanuelle Erny-Newton, enseignante et pédagogue.

Il y a quelques semaines, OWNI publiait la « Lettre à Laurence », retraçant le parcours d’une nouvelle enseignante arrêtée pour dépression. Une voix intéressante au milieu des turbulences du moment – intéressante parce qu’elle exprime, non des revendications, mais avant tout des émotions.

Situons brièvement les faits : en France, depuis la réforme du master, les futurs enseignants se voient enseigner exclusivement leur matière, et ce jusqu’à l’obtention du CAPES. À l’issue de quoi ils deviennent profs stagiaires ; ils se retrouvent alors seuls face à de vrais élèves, et doivent, par tâtonnements, découvrir le jeu subtil de la dynamique de classe, trouver leur place au sein de cette dynamique, et maîtriser le tout suffisamment pour être à même de susciter l’intérêt des élèves pour leur matière.
Ne pas y arriver est le constat (tardif) que vous n’êtes pas fait pour l’enseignement. Comme le rapporte Olivier Ertzscheid : « Laurence a reçu une lettre. Une lettre de l’inspecteur d’académie. Dans sa lettre l’inspecteur lui écrit :

“Laurence, si vous ne vous sentez pas capable de faire ce métier, il faut démissionner.” »

Cruelle gestion des ressources humaines que cette façon de « préparer » les enseignants à leur métier en toute abstraction des élèves, puis de laisser à la nature le soin de faire le tri final.
Étrange gestion des ressources humaines, aussi : en focalisant les études de prof, non sur la relation avec l’apprenant, mais sur la matière à enseigner, on attire des étudiants dont le profil n’est pas adapté à la réalité de l’enseignement.

Des grands-mères pour faciliter l’apprentissage

La première compétence à développer pour devenir un bon enseignant est l’intelligence émotionnelle. L’expérience Hole in the Wall le montre clairement avec son « granny cloud ». Dans cette expérience, les enfants des bidonvilles indiens sont mis sans supervision devant un ordinateur afin de voir s’ils peuvent apprendre seuls. L’expérience est un succès, mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les performances des enfants font un bond lorsqu’on leur adjoint des « grand-mères » qui ne connaissent rien au contenu d’apprentissage, et qui sont simplement là pour les encourager et les valoriser dans leur quête de connaissances.
Parallèlement, la recherche montre que lorsque quelqu’un est stressé, ce stress court-circuite ses capacités cognitives : Daniel Goleman explique, dans son ouvrage Emotional Intelligence : « Le cortex préfrontal est la région du cerveau responsable de la mémoire de travail. Mais les circuits allant du cerveau limbique aux lobes préfrontaux font que les signaux provoqués par de fortes émotions –telles l’anxiété et la colère- peuvent saboter la capacité du lobe préfrontal à maintenir la mémoire de travail. C’est pourquoi, lorsque nous sommes affectés émotionnellement, nous avons l’impression de ne plus pouvoir “penser correctement” -et c’est aussi pourquoi une détresse émotionnelle continuelle peut provoquer un déficit intellectuel chez l’enfant, affectant sa capacité à apprendre. » (Daniel Goleman, Emotional Intelligence, why it can matter more than IQ, Editions Gantham Trade Paperback, 1995, page 27 –ma traduction)

Or c’est là que le bât blesse : de façon systématique –sinon consciente, l’institution scolaire tend à ignorer la dimension émotionnelle, comme ciment constitutif de l’expérience d’apprentissage.

Un pur produit de l’éducation nationale

« Je suis pas fière d’être française ! » Cette réflexion d’Esmeralda, une ado maghrebine, est tirée du film Entre les murs, de Laurent Cantet. Dans une classe multiethnique, un jeune Réunionnais présente son autoportrait à la classe de français : « Je suis français… », commence-t-il, avant d’être interrompu par Esmeralda qui ne comprend pas qu’on puisse être à la fois réunionnais et français. Après un échange assez vif, elle conclut : « En tout cas, moi, je suis pas fière d’être française !»
Cette remarque, plaie vive dévoilée aux autres, était l’occasion rêvée pour le prof de faire réfléchir cette classe multiethnique à ce que c’est pour eux qu’être fançais ; leur donner à voir que, s’ils ont la nationalité française, ils sont de facto partie-prenante dans la constitution de l’identité française. Soyons fou : cela aurait même pu déboucher sur un exercice de démocratie pratique, où les jeunes auraient ultimement posté leurs réflexions sur le site du débat sur l’identité nationale.

Mais l’enseignant balaye la remarque comme s’il s’agissait d’une provocation sans profondeur. Le prof Marin/Bégaudeau est un pur produit de l’éducation nationale, aussi peu entraîné à entendre l’émotion chez ses élèves, que l’inspecteur de l’éducation nationale de la “Lettre à Laurence” n’est capable d’intelligence émotionnelle vis à vis de l’enseignante.

« Conscious schooling » ?

Dans son ouvrage Conscious business – How to build value through values, (Business et conscience : comment créer de la valeur grâce aux valeurs –ma traduction), Fred Kofman, lauréat du MIT Teacher of the Year Award, établit un cadre théorique permettant d’évaluer toute organisation selon trois dimensions :

Le « ça » – qu’est-ce qu’on fait dans l’organisation ? (les missions de l’organisation, et leurs déclinaisons concrètes sur le terrain)
Le « nous » – comment nous sentons-nous lorsque nous le faisons ?
Le « moi » – qu’est-ce que j’en tire ? Comment puis-je me réaliser et me dépasser dans cette organisation ?

Il note que les entreprises les meilleures abordent ces trois points consciemment et volontairement.

Je pense qu’il est crucial d’envisager l’institution scolaire dans ces termes-là.

Le « ça » de l’école, ses missions, sont énoncées plus ou moins clairement dans des textes officiels –les connaissez-vous ? Enseignants, les présentez-vous à vos élèves ?
Elles sont importantes : elles permettent de savoir « pourquoi on pédale ».
Sur le terrain, il est facile de perdre ces missions de vue sous la charge lourde du quotidien scolaire ; il est parfois aussi difficile de voir comment elles s’actualisent à travers un programme scolaire, un type d’examen ou un style pédagogique.
Le projet de la Royal Society of Arts, Opening Minds, développé par nos voisins britanniques, a justement pour vocation de réduire la fracture ressentie entre cursus scolaire et missions de l’école :
« Opening Minds (est) un cadre large permettant aux écoles de présenter le contenu du cursus scolaire national de manière créative et flexible, afin que les jeunes quittent l’école avec la capacité de s’épanouir dans le monde réel, et de le marquer de leur empreinte.
(…) Ce cadre est basé sur cinq types de compétences : la citoyenneté, l’apprentissage, la gestion de l’information, la capacité à gérer les situations, et la relation aux autres.
» (ma traduction)
Une école qui a pour ambition d’apprendre à ses élèves à penser doit présenter, et faire réfléchir ses membres (élèves et personnel éducatif confondus) sur les buts ultimes poursuivis par l’institution scolaire.

Un univers où des individus vivent ensemble

Le « nous » est le grand absent de toute réflexion menée autour de l’école : dans les discours officiels, dans les articles de journaux, le « nous » n’existe pas ; il y a des enseignants d’une part, avec leurs problèmes d’enseignants, et de l’autre il y a des élèves avec leurs problèmes d’élèves. Or ces deux groupes que, dans le meilleurs des cas, on s’efforce de décrire comme des entités discrètes (et dans le pire, comme des opposants), doivent vivre plus de la moitié de leur vie éveillée ensemble. Dans cet univers comme dans tout groupe social, le niveau de satisfaction ou de souffrance d’une personne est pour une large part dépendant du niveau de satisfaction ou de souffrance des autres -indifféremment du fait que l’on soit enseignant ou élève. Certes le niveau de bien-être individuel peut avoir différentes origines, mais ultimement, il devra être assumé par la communauté scolaire dans sa globalité.
Il est vital d’envisager l’école comme un univers où des individus (et non pas des enseignants et des élèves) vivent ensemble.

Un récent article du Scientific American décrit une recherche de Anita Woolley et al., dans laquelle les auteurs cherchent à comprendre ce qui permet de prédire le niveau de performance d’un groupe : « Les chercheurs ont trouvé que l’intelligence de chacun des membres du groupe n’était pas un bon prédicateur du niveau de performance d’un groupe. Les équipes les plus performantes étaient celles (dont les) membres interagissaient bien, parlaient à tour de rôle (…). »
La capacité cognitive d’un groupe est directement liée à la capacité de ses membres à bien s’entendre.
Concrètement, en matière d’évolution de la structure scolaire, cela implique d’intégrer des moyens de médiation entre les différents acteurs scolaires, lorsque les conflits éclatent. Je ne parle pas ici de sanctions, mais de gestion des relations au jour le jour, dans le but de rééquilibrer le moindre début de dynamique nocive. Cultiver l’intelligence émotionnelle apparaît comme un incontournable, que ce soit dans la formation des futurs enseignants, que dans le cursus scolaire des élèves.

Le « moi » correspond à la partie la plus personnelle et individuelle de l’expérience scolaire. La question qui caractérise cette dimension est cruciale – qu’est-ce que j’en tire ? Comment puis-je me réaliser et me dépasser dans cette organisation ?
Comment moi, en tant que personne, puis-je intégrer mes aspirations personnelles dans l’exercice de mon métier d’enseignant ?
Réfléchir à l’enseignement selon ces termes permet une articulation consciente de ses propres valeurs à l’acte d’enseignement.

L’excellence professionnelle par l’épanouissement personnel

Notons qu’ici, l’enjeu est différent selon qu’on est enseignant ou élève : l’enseignant a fait le choix de devenir enseignant, de persévérer dans ce métier ; l’élève ne choisit pas d’être élève. L’enseignant a la liberté de quitter l’institution s’il ne se réalise pas dans ce cadre –l’élève n’a pas cette option.
Cette absence d’alternative, chez l’élève est selon moi au cœur du problème de cyberintimidation des enseignants par leurs élèves. Insultes en ligne, groupes haineux sur Facebook, vidéos de profs qui « pètent le plombs » –les exemples d’attaques d’enseignants sur Internet ne manquent pas (un exemple commenté ici ). Beaucoup s’accordent à penser que la cyberintimidation est un problème d’éducation aux médias. Limiter le problème à cela, c’est évacuer la dimension émotionnelle et personnelle dans la relation prof/élève, et ne pas prendre en considération le peu de moyens institutionnels donnés à l’élève pour résoudre pacifiquement les tensions interpersonnelles à l’école –surtout lorsqu’elles impliquent un enseignant.

Le cadre théorique ça/nous/moi que je viens d’appliquer à l’institution scolaire, nous vient du monde des affaires. Abandonnant aux années 1900 la vision fordiste de la division du travail pour la maximisation du profit, le 21e siècle est en train de développer un modèle de travail collaboratif promouvant l’excellence professionnelle par l’épanouissement personnel. Ce modèle est un succès économique : il contient en soi sa propre motivation.

L’école –dont une des missions est de préparer les jeunes à prendre leur place dans le monde du travail- doit gagner en intelligence émotionnelle, sous peine de formater les élèves à un monde qui n’existe déjà plus.

Images CC Flickr State Records NSW, cliff1066â„¢ et  St Boniface’s Catholic College

Image CC Marion Boucharlat pour OWNI

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