Pourquoi Internet n’a pas gagné le prix Nobel de la paix

Le 12 octobre 2010

En Italie, 160 parlementaires ont soutenu la candidature du web pour le prix Nobel de la paix. Les mêmes politiques qui pourfendent les blogueurs?

Le manifeste avait été présenté au mois de novembre 2009, et Riccardo Luna – le rédacteur en chef de Wired Italie – avait été inspiré par la soi-disant “révolution Twitter” en Iran, quand des centaines d’opposants sont descendus dans les rues de Téhéran après la réélection de Mahmoud Ahmadinejad en mai 2009.

La proposition a été saluée par de nombreuses personnalités, parmi lesquelles on retrouve des “technôlatres” tels que Nicholas Negroponte, professeur et chercheur au MIT, ou Shirin Ebadi, lauréate iranienne du prix Nobel de la paix, mais aussi des soutiens plus inattendus, comme Giorgio Armani, Vodafone, Citroën et Microsoft.

Pourquoi tenaient-ils tant à prendre part dans cette initiative?

Je ne doute pas complètement de la sincérité des politiques de responsabilité sociale des entreprises, mais la rhétorique employée ressemblait à s’y méprendre à une stratégie marketing et PAS à une campagne sérieuse visant à récompenser des initiatives pour la paix.

Le show avait été présenté au Piccolo Teatro de Milan. Sous les projecteurs, agrippant fermement son micro, Riccardo Luna, ponctuellement épaulé par David Rowan, le rédacteur en chef de Wired Royaume-Uni, déclamait une version en anglais du manifeste, qui racontait en substance:

Nous avons finalement réalisé qu’Internet est bien plus qu’un réseau d’ordinateurs. C’est une toile infinie de personnes. Des hommes et des femmes des quatre coins de la planète se connectent entre eux, grâce à la plus grande interface sociale dans l’Histoire de l’humanité. La culture digitale a jeté les bases d’une nouvelle forme de société. Et cette société prône le dialogue, le débat et le consensus au travers de la communication. Parce que la démocratie a toujours prospéré là où il y a de l’ouverture, de l’acceptation, de la discussion et de la participation. Et le contact avec les autres a toujours été le meilleur antidote à la haine et au conflit.
Voilà pourquoi Internet est un outil pour la paix.
Voilà pourquoi tous ceux qui l’utilisent peuvent semer les graines de la non-violence.
Et voilà pourquoi le prix Nobel de la paix devrait aller au web.
Un Nobel pour chacun d’entre nous.

Il y avait un autre invité d’honneur, Mauricio Costanzo, que peu d’entre vous connaissent mais qui, pour résumé, est un hybride italien entre Jerry Springer et Jean-Luc Delarue. Et on ne peut pas vraiment dire qu’il respire la crédibilité lorsqu’il s’agit de défendre la paix, l’innovation et l’information désintéressée.

Plus tard, même le show-biz est entré dans la danse, avec des célébrités comme Jude Law publiant des vidéos louant Internet4Peace – pour le compte de l’ONG Peace One Day.

La campagne a été ratifiée par 160 parlementairs italiens – et en tant qu’Italienne, je le confesse, une question me vient à l’esprit: ce sont les mêmes politiques que ceux qui ont approuvé cette loi inique qui impose la censure aux blogs? N’est-ce pas ironique que la proposition de Nobel soit mise en avant par un pays qui a vu se réduire comme peau de chagrin son budget pour la recherche et l’éducation? Rappelez-vous, un petit groupe de copains obséquieux a proposé que l’inénarrable “Silvio” soit récompensé de tous ses efforts pour la paix.

Bien sûr, nous essayons de changer la donne – malgré une fuite des cerveaux que rien ne semble pouvoir enrayer – mais une campagne pour un Nobel dictée par une arrière-pensée commerciale est-elle le bon point de départ? Plus particulièrement quand elle défendue par des entreprises dont l’intérêt ne réside pas toujours dans la liberté de l’information, et encore moins dans la paix. Il faut par exemple penser aux premières initiatives d’Armani sur le web. Son premier fait d’armes a été de poursuivre un blogueur éponyme afin de mettre la main sur le nom de domaine Armani.it et de l’utiliser à des fins commerciales. Pas le meilleure exemple de nétiquette, vous en conviendrez.

Nombreux sont ceux qui invoquent la pornographie, la pédopornographie ou les sites qui encouragent la violence pour justifier leur désaccord sur cette nomination. Récemment, un article intéressant de Julian Baggini sur le site de la BBC cherchait à déterminer si nous considérons Internet comme une influence systémique sur notre façon de penser et de communiquer, puisque “les bons systèmes peuvent réellement promouvoir un meilleur comportement”, alors que dans le même temps, la fameuse expérience de Milgram a démontré que les individus sont bien plus enclins à infliger une douleur à une autre personne si ils ne la voient pas, et ce malgré des signes audibles de protestation.

“Arme de construction massive”

Pensez un instant à la belligérance assez remarquable qui s’étale sur les fils de commentaires (l’expression proverbiale reductio ad hitlerum, plus connue sous le nom de point Godwin, vient à l’esprit). A en croire le chercheur Evgeny Morozov, “qu’il s’agisse de traquer les blogueurs dissidents, de diffuser leur propre propagande en ligne ou de lancer des cyberattaques, les régimes autoritaires se sont imposés comme des utilisateurs très actifs du web”.

C’est un risque que nous courons en Europe à ce moment précis, avec des lois comme Hadopi en France, la Lodo Alfano en Italie, ou encore la Digital Economy Bill au Royaume-Uni. Morozov ajoute même ceci: “Donnerions-nous le prix Nobel à un fusil-mitrailleur parce qu’il est susceptible d’être utilisé par des Casques Bleus de l’ONU?”. Peut-être. Les autres options ouvrent la voie à une autre arme de construction massive:

Les contempteurs ont ajouté: “Pourquoi ne pas le donner aux pigeons voyageurs?” Et en effet, ils ont rendu un fier service à l’amélioration de la communication entre les hommes, en leur temps!

A écouter ceux qui l’ont nominé, Internet devrait gagner le Nobel de la paix parce qu’il s’agit d’un outil important pour promouvoir la participation, la démocratie et une compréhension mutuelle entre les cultures. En effet, la formule magique utilisée dans ce contexte est qu’ ”Internet est une arme de construction massive” – un slogan qui, selon une source, a été mis au point par la seule employée féminine et sous-payée de la rédaction de Wired Italie.

Ne vous méprenez pas, je sais que les motivations autour de cette candidature sont nobles. Pour résumer, je dirais que le point faible de cette campagne réside dans le fait qu’elle est relayée par la même corporation qui érige la liberté individuelle en priorité – ce qui rend la tentative pharisaïque et lourdement grevée. Fondamentalement, il ne s’agit que d’une manœuvre rondement menée , rien d’autre. Je devrais le savoir, j’ai travaillé pour Wired.

En dehors de ces considérations, je trouve digne d’intérêt que chaque geek-potentiel-lecteur-de-Wired avec qui j’ai parlé soit opposé à l’initiative. Pourquoi?

Le site d’Internet4Peace pourrait apporter un premier élément de réponse technique. Mais ce qui me vient en premier lieu à l’esprit, c’est un épisode de IT Crowd dans lequel les personnages principaux tendent une boîte à leur manager “technonaïve”, en affirmant que “les anciens d’Internet” l’ont autorisée à utiliser le web pour une conférence.

Même si, selon le Vancouver Sun, Internet figurait dans la liste finale, il y avait, parmi les 237 candidats des profils bien plus légitimes, surtout si vous considérez celles de Democratic Voice of Burma, de la Cour Spéciale pour la Paix du Sierra Leone, de l’activiste des droits de l’homme afghane Sima Simar, et celle du vainqueur, bien entendu, le dissident chinois Liu Xiaobo.

Cet article a initialement été initialement publié sur Owni.eu

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